Quelle mouche a piqué le ministre délégué à l'Industrie Patrick Devedjian? Le remplaçant de Nicole Fontaine, après le remaniement gouvernemental du mois de mars, s'exprimait ce matin dans les colonnes du Parisien/Aujourd'hui, sur la problématique juridico-industrielle de la musique numérique.
Dans cet entretien, publié le jour de la traditionnelle Fête de la musique, le ministre prend le parti du consommateur et ne condamne nullement les utilisateurs réguliers des systèmes gratuits d'échange de fichiers. Au risque d'apparaître comme un porte-parole déguisé des associations de défense des consommateurs. Interrogé par téléphone lundi matin, Hervé Rony, le directeur général du Syndicat des producteurs de disques (Snep), en est encore tout retourné: «On croirait lire le président d'UFC-Que Choisir!» Le Snep doit publier un communiqué pour réagir aux propos du ministre.
Incompréhension du Snep...
Si le ministre tient d'abord à dire que «la piraterie est un drame pour l'industrie musicale», il souligne qu'il faut d'abord «sensibiliser» le public, tout «en poursuivant les pirates professionnels» et «en développant l'offre légale». «Mais il ne faut pas confondre les effets et les causes, et je pense que la responsabilité des industriels est également engagée dans cette affaire», s'empresse-t-il d'ajouter.
Notons en effet qu'il a utilisé les termes «pirates professionnels», c'est-à-dire ceux qui en tirent un profit substantiel. Il exclut, a priori, de mettre à l'index tout usage même régulier des Kazaa, Limewire ou autres Sharaza. On comprend mieux le désarroi du Snep: le syndicat se prépare à lancer les premières prodédures judiciaires à l'encontre de particuliers, qui échangent des fichiers sans autorisation des ayants droit.
Patrick Devedjian poursuit: «J'ai mené une enquête [sic] pour savoir pourquoi les jeunes piratent. La réponse est limpide: les disques sont trop chers, et certains titres ne sont plus disponibles que sur internet. Des tarifs trop élevés, une offre de plus en plus réduite et une surface de vente de plus en plus faible; à cela s'ajoute un produit de substitution, le DVD qui cannibalise le CD. Voilà où est le problème de fond.»
«Enquête» ou pas, ces propos sont en effet diamétralement opposés à la position officielle du gouvernement, comme l'ont clairement montré les interventions de Nicole Fontaine lors du parcours chaotique de la LCEN (*) en 2003 et 2004. Et début juin par Patrick Devedjian lui-même. «Nous sommes très surpris que le ministre s'exprime avec une telle virulence, alors qu'il nous a reçu dernièrement en nous tenant un tout autre discours», se lamente Hervé Rony auprès de ZDNet.
La "recette Devedjian": musique en ligne diversifiée à un prix raisonnable
Le discours délivré au Parisien est en effet très cinglant, certains diront simplement lucide, à l'égard des producteurs: «Les maisons de disques ont préféré faire la promotion d'interprètes plutôt que d'auteurs-compositeurs. À tel point que le président d'Universal, Pascal Nègre, disait il y a quelques années: "Si Jim Morrison ou Jacques Brel entraient aujourd'hui dans mon bureau... eh bien je ne signerais pas avec eux!" Cela n'a strictement rien à voir avec internet et la piraterie! Voilà pourquoi je pose la question: qui fait mal son métier dans cette affaire?»
Le ministre a sa réponse et la livre telle quelle à l'industrie du disque: «Elle doit être beaucoup plus dynamique, plus innovante, et considérer les nouvelles technologies comme une chance et non une menace.» Et de pointer les sonneries musicales pour téléphone mobile: «[cela] pèsera bientôt 10% du chiffre d'affaires de l'industrie musicale. Les marges grimpent jusqu'à 55%!», même chose pour «le téléchargement légal et payant sur Internet», dont les prix (à 0,75 euro ou 0,99 euro le morceau) «sont encore trop élevés». «Or, je pense que le vrai moyen de lutter contre la piraterie, c'est d'offrir un choix diversifié de musique en ligne légale à un prix raisonnable», martèle Patrick Devedjian.
Mais pour lui, la baisse du prix ne doit pas passer par une baisse de la TVA, de 19,6% à 5,5% (comme le livre), réclamé à cor et à cri par les producteurs comme les restaurateurs (ces derniers ayant obtenu une compensation de 1,5 milliard d'euros sur plusieurs années!). Morceaux choisis: «Au lieu de s'arc-bouter sur la défense du CD, les industriels feraient mieux d'investir sur les nouvelles technologies... D'autant que je n'ai pas oublié que, lorsque la TVA est passée jadis de 33% à 18,6 %, les prix payés par le consommateur, eux, n'ont baissé que de 8%.»
Pas de baisse de la TVA sur les CD
À bon entendeur, le syndicat des maisons de disques indépendantes (UFPI) a répondu présent par un communiqué courroucé, le jour-même: «Considérer cette baisse [de TVA] comme un combat d’arrière-garde (...), c’est nier la spécificité culturelle du disque (...). L’UPFI rappelle que, d’après l’Insee, [le] prix [du disque] a augmenté beaucoup moins vite que l’ensemble des prix de détail. Il a doublé en trente ans alors que dans le même temps, les prix à la consommation ont été multipliés par plus de cinq. (...) L’UPFI souhaite que le Premier ministre apporte un démenti formel aux propos exprimés par Patrick Devedjian».
Le syndicat n'est d'accord que sur une seule chose: «le ministre de l’Industrie a raison de considérer que l’industrie du disque est trop concentrée entre les mains de quelques multinationales.»
Car le ministre UMP a en effet affirmé: «Je suis pour le marché, mais je ne l'aborde pas de manière angélique: quand les prix sont trop élevés, c'est généralement signe que la concurrence ne joue pas assez. On l'a vu sur le prix des SMS et des mobiles.» D'ailleurs, pour délivrer la bonne parole auprès des jeunes et des internautes, Patrick Devedjian a choisi le même quotidien que lorsqu'il avait pris à partie les trois opérateurs de téléphonie mobile.
En tout état de cause, il apprend vite. Invité en mai dernier par le Forum des droits sur l'internet (FDI), il n'avait pas été en mesure, malgrè de multiples insistances, de s'exprimer sur cet épineux dossier, notamment pour commenter la campagne agressive lancée par le Snep contre le peer-to-peer.
Du côté du Snep, on met la sortie virulente de Patrick Devedjian sur le dos d'un petit réglement de compte politique, et non des moindres: à savoir la guerre en coulisses entre le président Chirac et son ministre de l'Économie Nicolas Sarkozy. Devedjian étant un proche du chef de Bercy, il aurait voulu prendre à contre-pied le ministre de la culture Renaud Donnedieu de Vabres, l'un des centristes les plus fidèles du président. Donnedieu est en effet un farouche partisan de campagnes coups de poing pour lutter contre la piraterie audiovisuelle, même contre de simples internautes. Et c'est lui qui va défendre le projet de loi de transposition de la directive EUCD. Ce qui nous promet des joutes au sommet entre les membres du gouvernement.
(*) La LCEN qui a légèrement été amputée, dans un sens plutôt défavorable aux majors du disque, par le Conseil constitutionnel la semaine dernière